Nous retranscrivons ici, l’interview accordée au journal citizen Kane, par le professeur Jean-Edouard Glachtenbraisure, Professeur des universités, praticien hospitalier en anesthésie-réanimation qui publie un livre témoignage sur un passé qui n’a plus lieu d’être et dont il vante les mérites. Ce livre est le fruit des réflexions d’un homme qui a tout connu de cet univers qui nous fait parfois peur, ou qui nous impressionne par sa haute technologie, mais dont les chiffres récemment publiés par le haut comité des données statistiques médicales, doivent nous faire réfléchir à ce que nous voulons pour nous, en terme de prise en charge. L’entretien s’est déroulé dans le bureau du professeur, au 37eme étage de l’hôpital où il exerce.
– Citizen Kane : Bonjour professeur, merci de nous accorder cette interview exclusive pour les lecteurs de notre journal.
Professeur Glachtenbraisure : Je vous prie. Le plaisir est pour moi.
– Vous publiez aux éditions de l’arbre mort, un recueil qui a fait grand bruit lors de sa présentation. « Au temps des Infirmiers anesthésistes, ou à la recherche du talent perdu ». Vous y évoquez un passé que nous n’avons pas connu, pour la plupart d’entre nous. La disparition des ‘IADE’ vous a-t-elle affecté ?
En 2010, il y avait en France 55 accidents directement imputables à l’anesthésie, pour 8 millions d’actes. Aujourd’hui nous en sommes à 15 millions d’actes et les accidents se sont multipliés. Nous sommes passés à un ratio de 10 accidents/100 000 actes. Le niveau de sécurtité français est celui d’un pays d’un tiers-monde.
– Votre livre dénonce les politiques. Et les médecins anesthésistes ?
Nous avons une part de responsabilité. La société savante et les syndicats n’ont pas été toujours à la hauteur de ce que l’on devait en attendre. Nous avions tellement peur que les IADE nous prennent des actes rémunérateurs et qualifiants que nous avons tout fait pour les étouffer. Et nous avons dansé sur le dernier cadavre IADE, parti en 2018. Mais nous avions fait une terrible erreur. Le désert nous entourait. Nous ne l’avons pas vu, aveuglé par notre haine du IADE.
– Que sont devenus les IADE ?
Ils sont tous partis. Soit à la retraite pour les plus chanceux. Soit à l’étranger (Dubaï, USA). Certains ont ouverts un salon de thé-librairie. Une IADE de mon ancien service s’est lancée dans la restauration de meubles anciens. Mais beaucoup ont disparu et nous n’avons pas de nouvelles.
– Les hôpitaux se sont regroupés pour faire face à la pénurie.
En effet. Sur Paris par exemple, il ne reste que 3 CHU : le groupement nord (Bichat-Beaujon-Lariboisière-St Louis), à l’est (Pitié-Salpétrière-St Antoine) le sud (Necker-HEGP). Le reste a disparu en institution gériatrique ou en appartements luxueux (à l’ouest) qui ne profitent pas aux personnels.
– Comment se déroule une anesthésie en 2045 ?
Une infirmière de module, ou IDE modulée (on les appelle top module pour se moquer) ouvre la salle et prépare le matériel. Le "module injection" n’existant pas, elle n’a pas le droit de le faire. Mais nous avons des robots anesthésiques qui injectent et contrôlent toute la phase d’induction et d’entretien. Les « injector 3 ». L’intubation est également réalisée par une machine, le modèle « intubax 3000 ou 3015 » pour les centres les mieux équipés. Le médecin anesthésiste valide les 50 salles depuis son ordinateur, installé à son pupitre et lance le programme informatique « Alone anesthesia » pour les inductions.
– Il n’y a personne à la tête ?
Si, le robot d’anesthésie. Tout comme il y a le robot de chirurgie qui opère selon la programmation établie par le logiciel surgical now. Le chirurgien n’existe plus. L’intervention est totalement automatisée à partir des données stockées dans surgical now. A noter que le logiciel « alone anesthesia » permet la gestion jusqu’à 250 patients simultanément.
– Ça n’est jamais utilisé !?
Détrompez-vous. Le CHU "grand sud-ouest", de Toulouse gère ses salles conjointement avec Bordeaux et Montpellier. Marseille en fait de même avec Nice et Lyon, pour la zone "grand sud-est". A Paris, un seul MAR gère régulièrement les 3 CHU. Lille gère également Nancy et Strasbourg, pour la zone "grand nord-est", Rennes s’occupe aussi de Caen et Nantes, pour l’ouest. Le reste des CHU a disparu depuis longtemps. Le MAR a un micro, il peut parler aux patients (mais c’est très rare), avant que le robot injector 3 ne pousse les drogues d’anesthésie : le propenthal, le mégafentanyl, et l’apnexium.
– Comment s’est passée la cohabitation entre les IADE et les premières IDE modulées ?
Mal ! Les IADE que nous piétinions dans nos congrès, dans nos services, nos revues et nos syndicats, et jusqu’au ministère, étaient de très bons collaborateurs. (Il essuie une larme après un long silence). On leur a demandé d’encadrer les modulées, ce qu’ils ont refusé de faire sur l’ensemble du territoire, par la fameuse motion de Bayonne 2018. Le choix de cette ville n’était pas anodin, car c’était bien une profession que l’on bâillonnait. L’ANS (ARS nationale) n’a pas eu d’autre solutions que de les licencier pour faute grave. L’encadrement faisant partie de leur décret corrigé en 2016.
– Il s’agit de l’encadrement des étudiants en anesthésie, pas des modulées.
Les autorités ont contourné les lois ou en ont ajouté en procédure d’urgence. Sans aucun vote. La société savante et les syndicats n’ont pas bougés. Trop content de reprendre totalement la main sur l’ensemble de l’acte anesthésique.
– Dans votre livre, vous dites que ce fut la pire des choses. Vous le regrettez ?
Comment pourrait-il en être autrement ? Les IADE… (Il s’arrête de parler, visiblement ému, se lève et va à la fenêtre contempler la pluie. Il se reprend après s’être mouché, les yeux rougis). Les IADE ne voulaient qu’une chose. Être reconnus et valorisés pour ce qu’ils faisaient au quotidien. Nous n’y avons vu que des tentatives pour prendre notre place.
– C’était le cas ?
Non. Ils connaissaient leurs limites et étaient respectueux de la ligne de leurs compétences. Depuis, avec les modulées, nous déplorons trop d’accidents. Les robots assurent une induction fiable corrélée à l’ordinateur. Mais sur les interventions lourdes, le MAR est seul. Les modulées ne posent pas de radiale, de jugulaire externe, ne savent pas monter de cell saver à induction de contrôle supra optique ni faire de contrôle de Beth-Vincent qui n’est plus enseigné depuis 20 ans dans les universités de santé et de management. Même si le sang synthétique est largement répandu, il y a toujours des contre-indications possibles. Et les robots ne savent pas tout faire. Pas encore...Mais les laboratoires y travaillent et ont promis un droïde capable de remplacer totalement les IDE modulées d’ici 3 ans. Une belle économie en matière de salaire.
– Qu’en dit le ministère de la santé ?
Je vous rappelle que depuis le décret du 7 juillet 2023, le ministère se nomme “ministère du rendement, de l’efficience et des ressources du sanitaire”. Le ministre s’en moque. Il a un budget à contrôler. Les économies sont de plusieurs milliards d’euros par an. On rogne sur le personnel. Dans les étages, ce sont des chariots informatisés qui délivrent les repas lyophilisés aux patients. Au bloc, le tableau opératoire de nos ancêtres n’existe plus. C’est une noria de brancards électronique qui lit les code-barres du patient et les dirige dans la salle désignée. Au sous-sol, la pharmacie est avertie dès lecture du code-barres et les seringues pré remplies arrivent directement par un monte-plat. L’IDE modulée les place sur la base « injector 3 » qui reconnaît le produit par la puce gravée sur le corps de la seringue, puis les données s’affichent automatiquement sur l’écran du MAR qui lance la procédure en validant une touche avant de s’occuper des 80 ou 90 autres personnes qui attendent leur induction.
– Ça peut être long…
Non. De l’installation en salle par les brancards électroniques, à l’incision, pas plus de 2 minutes. Le patient ne parle pas. L’intubax 3000 lui délivre de l’oxygène pulsée à peine arrivé et l’injector 3 pousse les drogues d’anesthésie. Simultanément, un MAR peut lancer 50 inductions sans aucun problème. Depuis plus de 20 ans, notre formation médicale contient un module obligatoire « gestion pilotage informatique » initié par la SFAR. Le rendement est incroyable.
– Et le patient dans tout ça ?
C’est une variable que nous ne traitons pas. Les consultations sont assurées par hypernet. Si vous avez des symptômes vous vous connectez sur la base de données du CHU de votre région sanitaire, et vous remplissez les cases que le logiciel vous soumet. En fonction de vos réponses, il établit un diagnostic et vous dirige vers la structure la plus adéquate. Je me souviens ne pas avoir vu de patient "en vrai" durant toute une année.
– Ce n’est pas rassurant.
Ça évite les procès ! On reporte ainsi la faute sur les IDE modulées, pas fou ! C’est pour cela qu’une modulée devient vite cadre. Les statistiques montrent qu’il y a un accident d’anesthésie grave par IDE modulée tous les 5 mois. Principalement par erreur de matériel non détectée.
– Vous militez dans votre livre pour un retour des IADE. Le ministère a réagi hier en vous traitant d’utopiste et d’irresponsable. Que lui répondez-vous ?
Le retour des IADE ne se refera que lorsqu’un membre de la famille d’un ministre, d’un député ou du président aura un accident d’anesthésie.
– C’est possible ?
Dans la réalité non. Les scialytiques sont équipés de pompes à massage cardiaque qui descendent sur le thorax automatiquement, car couplés à l’ECG wifi. Mais le temps de réanimation a été codifié par la conférence de consensus de 2027 et on ne va donc pas au-delà des deux minutes réglementaires. D’ailleurs la cardio-pompe s’arrête d’elle-même au bout des deux minutes et réintègre le scialytique. Enfin quand cela fonctionne, car j’ai perdu beaucoup de patients par défaut de fonctionnement de ce matériel. Pour en revenir aux membres des familles de nos dirigeants, ils ne risquent rien. Ils se font tous soigner à l’étranger. Au moins les soins sont sûrs et c’est gratuit pour eux. L’Etat français prend en charge tous les frais des élus depuis l’ordonnance du 30 septembre 2021.
– A quoi ressemble un bloc opératoire de nos jours ?
Imaginez un vaste plateau grand comme 5 terrains de football (10 pour le plus grand de France). Des dizaines de tables roulantes circulent, sur lesquelles sont allongées les malades, tous perfusés automatiquement par le visualiseur de veines « optical blood ». Les chariots se déplacent en suivant des capteurs au sol. Les portes de chaque salle ne s’ouvrent que si la correspondance du code-barres du patient est conforme au programme entré dans le capteur de la salle. Puis c’est l’induction et l’oxygénation pulsée robotisée, qui permet de monter la quantité d’oxygène à 100 % dans l’organisme en moins de 5 secondes. La désinfection du champ opératoire se fait par rayonnement stérilisant parallèlement à l’induction. La chirurgie s’effectuant aussi par des robots qui ont intégrés les logiciels de toutes les interventions codifiées par l’académie de médecine. L’IDE modulée assure le changement de seringues anesthésiques au besoin et donne les instruments au robot en fonction de ses demandes qu’il exprime par sa voix de synthèse.
– L’IDE modulée fait la chirurgie et l’anesthésie ?
Oui. Suivant un vieux rapport de janvier 2011, toujours d’actualité. Le rapport Hénart. Elle obéit aux ordres des machines et range le matériel au fur et à mesure. A noter qu’il n’y a plus de stérilisation par rayon sigma. Tout est à usage unique. Cela est préférable suite au scandale de 2033, et les patients décédés. Et cela coûte moins cher, car la filière de récupération des déchets refabrique immédiatement des instruments via la centrale green reasortment, obligatoirement implantée au sein des méga CHU de France.
– Vous parliez d’économie. Sont-elles réelles ?
Oui et non. Oui car les robots ne réclament pas de salaires. Ils n’ont pas de prime ni NBI qui faisaient la spécificité IADE. Une IDE modulée coûte moins cher. Elle reste sous-payée depuis l’arrêté de mai 2017 qui a fixé un plafond de rémunération à 1400 euros brut, avec interdiction de toute prime supplémentaire ou d’avantage en nature. D’ailleurs elle n’est plus fonctionnaire depuis l’abrogation du statut public de février 2016. Si elle tient à son poste, qui est un CDD, elle peut espérer rester trois ans au bloc. Ensuite elle ira faire un module « gestion-management-finance » pour devenir cadre gestionnaire. Et non, car le côté humain ne peut se quantifier. Il est par définition sans valeur car il n’a pas de prix. Et il faut renouveler les modulées régulièrement.
– Le turn-over est important ?
Actuellement 70 % des emplois hospitaliers sont à caractère administratif, axés principalement sur la « comptabilité-gestion-contentieux ». L’argent doit rentrer. Et il rentre !
– Et les soins ?
Les quoi ? Ah oui…les soins. Excusez-moi je n’ai plus l’habitude. Comme je vous le disais, il y a les robots. On les retrouve aussi dans les étages. Ils s’occupent du post-opératoire et font les pansements. Pour ce qui concerne les IDE modulées, elles viennent principalement des pays les plus pauvres de la planète, car c’est une aubaine pour elles malgré tout. Et la formation accélérée par hypernet facilite les choses. Le ministère a mis en place l’année dernière, la formation en langue martu wangka. Le déficit en IDE modulée commence à se faire sentir. Le ministère recrute large.
– Pensez-vous que votre livre changera les mentalités ? Un retour en arrière est-il envisageable ?
Vous savez, la dernière école d’anesthésie qui formait les IADE a fermé en 2024, après des années de résistance. Il serait fortement souhaitable et hautement recommandable de les rouvrir. Mais mon livre se veut plus un témoignage d’une époque révolue. Je fais œuvre d’historien. Je ne suis pas utopiste. Et mon âge ne me permet plus de rêver.
– Où aller se faire soigner ?
Aux USA. Là-bas ils ont des CRNA de haut niveau. Si vous avez de l’argent je vous le conseille fortement. Sinon, bienvenue en France…
– Que peut-on vous souhaiter ?
Oh, je suis un vieil homme à présent. J’ai 81 ans et je vais prendre ma retraite, car j’ai enfin toutes mes cotisations. Je vais me retirer sur les côtes charentaises, où j’ai acquis il y a plusieurs années, un lot bradé de maisons, suite à une tempête en février 2010. Pour mon départ j’ai demandé un cadeau. Le jeu de simulation qui fait fureur actuellement. « Les SIMS hôpital 1980 ». On peut recréer un hôpital de ces années, y mettre des infirmières, des aides-soignantes, des infirmières anesthésistes, gérer son service pour s’occuper de la population. C’est très vintage.
Propos recueillis par O. Bassez, journaliste et fille d’un ancien IADE. Aujourd’hui atteint de la maladie d’Alzheimer, il est hospitalisé dans un ancien CHU reconverti en EHPAD. Il aurait enseigné les gestes d’urgence et aurait tenu un site web d’une société savante d’IADE il y a longtemps. Mais on n’en trouve pas trace.
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- A ceux qui pensent que l’avenir nous protège de cette vision très "Orwelesque"
- Quand mes écrits sont rattrapés par la réalité...
- Pour les passionné(e)s de l’intelligence artificielle. Les chercheurs interrogés prédisent que l’IA surpassera les humains dans de nombreux domaines au cours des 40 prochaines années, comme la traduction de langues (d’ici 2024), la conduite d’un camion (d’ici 2027), le travail dans le commerce de détail (d’ici 2031), la rédaction d’un livre à succès (d’ici 2049) , et travaillant comme chirurgien (en 2053). Les chercheurs pensent qu’il y a 50% de chances que l’IA surpasse les humains dans toutes les tâches en 45 ans et d’automatiser tous les emplois humains en 120 ans.
- A lire Conversation with Ernie Davis sur les dangers de l’excès de l’intelligence artificielle. Vous ne lisez pas l’anglais ? Demandez à un programme d’AI de vous le traduire et la boucle sera bouclée...
Arnaud BASSEZ
IADE (ou ce qu’il en reste)
Administrateur/ enseignant CESU